Maharashtra-Québec

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jeudi 4 septembre 2014

Oeuvre utile


Vendredi, 14 février 2014

Crédit photo : Valentin Moisan
Vingt-quatre paires d’yeux noirs brillent dans la semi-obscurité de la salle de classe. En dépit du bruit des klaxons qui s’immisce entre les murs, un film étranger projeté à l’écran suspend le cours du monde et captive les regards. Je suis le seul à être distrait par le vacarme des rickshaws qui circulent sur F.C. Road, mais aussi, et surtout, par elles.

Vingt-quatre étudiantes de la maîtrise en français de l’Université de Pune, au Maharashtra, écoutent attentivement Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau. Installé à l’avant de la classe, j’ai une vue imprenable sur un spectacle encore plus fascinant. La magie du cinéma opère, l’utopie du langage universel se concrétise sous mes yeux : les étudiantes sourient tendrement.

Pourtant, au-delà de la satisfaction éprouvée par le professeur d’avoir su choisir une œuvre touchante, un doute persiste. Aurai-je fait œuvre utile ? La question peut paraître d’une prétention inouïe, mais elle est sans doute au cœur même de l’angoisse pédagogique. Une autre question suit généralement de près, comme le frisson suit le crissement de la craie sur le tableau : est-ce qu’au-delà de l’évaluation, il existe une portée plus substantielle à mon enseignement ? Dans les moments où, encore pétri de l’idéalisme du jeune prof, je suis tenté de le croire, un élève, presque toujours le même, vient souvent anéantir cet espoir. C’est celui qui, levant pourtant sagement la main, interrompt l’une de mes nombreuses digressions pour me demander si « ça » compte, si « ça » va être à l’examen. J’aimerais un jour avoir assez d’aplomb pour le regarder droit dans les yeux et lui dire : « Oui, ça compte vraiment, fais-moi confiance ! » Mais comment en être si sûr ? Le même doute préside le choix d’une œuvre à l’étude. Il y a toujours une part de moi qui se demande s’il sera possible, à travers elle, de transmettre à mes élèves autre chose que des notions jetables après l’examen.

Surtout, ne nous leurrons pas. Si les professeurs ne font pas de miracles, les films encore moins. Ils sont au mieux un jet de lumière perçant l’obscurité pendant une heure et demi, deux heures. Je veux bien me convaincre que c’est toujours ça de gagné. Prajakta, durant la projection de Monsieur Lazhar, aura peut-être cessé de songer au désaveu de ses parents...

Crédit photo : Valentin Moisan

Mais dans un pays encore marqué par de sordides histoires de viols collectifs commis contre des jeunes femmes, est-ce vraiment ce qu’il y a de mieux à offrir à ces étudiantes : un peu de distraction ? Dans le contexte d’un séminaire sur le cinéma québécois donné en Inde, n’aurais-je pas fait davantage œuvre utile en présentant un film comme Mourir à tue-tête d’Anne-Claire Poirier ? Peut-être. Mais un doute persiste. Un malaise aussi. Moi, homme blanc en position d’autorité sur la chaire du maître, qui suis-je au fond pour donner des leçons de féminisme au pays de Tarabai Shinde ? 

Bachir Lazhar semble déjà mieux placé que moi. Réfugié politique d’origine algérienne, il est à sa manière un martyre de la Cause. Sa femme, une intellectuelle qui s’est permise de critiquer publiquement la loi sur la Concorde civile, a été assassinée en raison de son opposition aux idées du régime. Devant les commissaires à l’immigration du Canada, Bachir résume laconiquement la tragédie : « Une voix de femme s’élève. Ça dérange. » Lui non plus, finalement, ne servira pas de leçon. Un simple constat. Froid et implacable.

Et si la qualité d’un professeur résidait justement dans sa capacité à résister à cette inclination naturelle à faire la leçon. Plutôt que de profiter de la tribune qui lui est donnée pour dénoncer les injustices de son pays, pour éveiller les consciences, pour « se mettre en scène » dans la lutte, Bachir choisit une toute autre approche. Ce qui pourrait paraître d’emblée comme un refus d’engagement, un manquement grave à la responsabilité pédagogique « d’enseigner » constitue à mon avis une fine stratégie d’effacement qui profite encore plus à l’apprentissage.

Il est aisé, devant une classe captive et coite, de se présenter avantageusement comme un esprit libre et éclairé, de pourfendre héroïquement les méchants de ce monde et de clâmer haut et fort son indignation, mais il est un défi beaucoup plus difficile à relever pour un enseignant; celui d’offrir à ses élèves un terreau propice à leur propre colère, à leur propre indignation.

Monsieur Lazhar (2011) de Philippe Falardeau

Or, c’est précisément ce que Bachir Lazhar, professeur suppléant, offre à la petite Alice. Alors que la direction de l’école, mais aussi certains élèves et leurs parents s’entêtent à perpétuer un silence embarrassé autour du suicide d’une enseignante de l’établissement, cette fillette de onze ans décide de prendre la parole et de dénoncer le malaise. Dans une rédaction condamnant le geste violent et désespéré de Madame Martine, Alice sème une nouvelle forme d’embarras dans la classe, un embarras qui pousse toutefois à la réflexion et au dépassement du traumatisme.

Bachir, disposé non seulement à entendre cette voix discordante, mais aussi à la faire entendre, propose à la directrice de diffuser plus largement ce texte poignant de vérité, mais il se bute à une fin de non recevoir. Une voix de fillette s’est élevée. « Ça dérange. »

Qu’à cela ne tienne, ce germe d’insoumission qu’il reconnaît chez son élève, Bachir trouvera moyen de l’encourager autrement. Alice lui ayant prêté un exemplaire de Croc-Blanc, l’enseignant lui rend le livre et engage un dialogue avec elle :

BACHIR :     Je sais pourquoi tu aimes cette histoire.
ALICE :        Ah ! ouin ?
BACHIR :    Parce que le loup se laisse apprivoisé, mais il conserve toujours sa nature sauvage, indépendante.
ALICE :        Bin, c’est parce que le loup, c’est mon animal préféré !
BACHIR :    Tiens ! (il lui tend un livre). C’est un roman pour les grands, mais je pense que tu es assez grande.

Le titre du livre qu’il lui tend apparaît rapidement à l’écran : La transe des insoumis, de l’auteure algérienne Malika Mokeddem.

***

J’ignore si j’ai fait œuvre utile auprès de mes étudiantes indiennes en leur présentant Monsieur Lazhar, mais j’ai espoir que certaines d’entre elles, peut-être faites de la même étoffe qu’Alice, aient au moins trouvé dans mon séminaire un espace de dialogue, un lieu ouvert aux voix qui s’élèvent et qui, dans le meilleur des mondes, parviennent à déranger.

Derniers jours


Mercredi, 12 février 2014

Avant ma dernière conférence, je suis invité à partager un gâteau que des étudiantes de la classe ont acheté pour célébrer le mariage de Prajakta, l’une de leurs camarades. Les circonstances de ce mariage sont à la fois tristes et heureuses… Il s’agit bel et bien d’un mariage d’amour, mais les parents de Prajakta n’approuvant pas cette union, ils l’ont en quelque sorte désavouée. Elle a dû quitter la maison précipitamment et habitera désormais chez sa belle-famille. Le poids de la tradition et de l’autorité parentale me choque évidemment. Si je suis charmé par la beauté des tatouages au henné qui ornent les mains de la jeune mariée, j’ai du mal à me réjouir totalement pour elle. 

Les mains de la nouvelle mariée

Le contraste entre tradition et modernité est d’autant plus grand que le soir même, je sympathise avec mes voisins de chambre de Vanasthali : deux jeunes Indiens extrêmement progressistes et engagés, Sashwati et Dibyayar, des travailleurs sociaux qui s’intéressent aux conditions des femmes dans les peuplements nomades de l’Inde. Sashwati est également une féministe affirmée. Elle s’est réjouie d’apprendre que mon amoureuse est également engagée dans des mouvements féministes. Elle a d'ailleurs insisté pour avoir son adresse courriel pour lui envoyer les salutations d’une camarade de lutte indienne. Dibyayar, quant à lui, est engagé dans un parti communiste du Bengale. Il était inévitable que nous prenions cette photo, salutation à tous les résistants progressistes du monde ! ;-)

Dibyayar, Sashwati et moi.


Jeudi, 13 février 2014 

J’ai profité de mon congé de cours aujourd’hui pour faire la grasse matinée. J’ai ensuite fait un petit accroc à mon habituel régime alimentaire indien pour me permettre un dîner à l’occidental. Valentin m’avait déjà amené manger dans un bistro français la semaine dernière (ça s’appelle “Au plaisir” !) et le chef, un Indien, réussit étonnamment à reproduire à la perfection la fine cuisine du sud de la France. J’y suis donc retourné pour manger des pâtes à l’ail (huile d’olive et tomates cerises). J’avais besoin de faire une petite cure alimentaire. Je crois avoir abusé du poulet tandoori hier soir. Il était très piquant et j’avais besoin d’apaiser les brûlures d’estomac avec lesquelles je me suis réveillé ce matin. Ce fut une bonne idée parce que je me sens beaucoup mieux maintenant. L’avantage avec l’Inde, c’est que lorsqu’on veut se gâter pour retrouver un peu de réconfort, on peut le faire à très peu de frais. Pour vous donner un exemple, le resto dans lequel je suis allé manger est vraiment considéré comme un resto de qualité et plutôt dispendieux. Or, j’y ai mangé un plat de très bonnes pâtes avec un grand verre de thé glacé maison, puis j’ai pris une petite pâtisserie aux fraises avec un double espresso, tout ça pour 550 roupies, soit à peu près 10 $. La plupart des repas indiens que je prends quotidiennement (et qui sont tous très bons et rès copieux) me coûtent en moyenne 4 $ chacun.

Après avoir dîné, je suis allé acheter deux bouquets de fleurs pour remercier Ujjwala et Manjiri de leur accueil au département. Un peu plus tard (vers 16h), je rejoindrai un groupe d’étudiantes qui m’invitent au cinéma pour voir un film de Bollywood. En soirée, j’irai souper avec des collègues du département dans un autre quartier de Pune que je ne connais pas encore. 

Demain, vendredi, aura lieu ma dernière projection de film : Monsieur Lazhar (2011), de Philippe Falardeau. Il s’agit  aussi de ma dernière journée à Pune. Je partirai de Pune samedi matin, vers 7h, pour me rendre à Mumbai, où je passerai mes trois dernières journées en Inde. Pour faciliter mes déplacements et pour me permettre d’arriver directement à mon hôtel, j’ai decidé de louer les services d’un chauffeur personnel. Une voiture viendra donc me prendre à Vanasthali à 7h et me mènera directement à mon hôtel de Mumbai (il y a environ trois heures de route à faire). Manjiri m’a aidé à faire la réservation du chauffeur. Le coût du service : 2600 roupies, soit environ 46 $ canadien. Pas mal pour avoir droit à un service royal, non ?

La grande séduction


Lundi, 10 février 2014

Je viens de terminer une nouvelle conférence et ça s'est très bien passé une fois de plus ! J'ai senti soudainement une grande complicité avec les étudiantes. Je suis certain que la sortie de samedi à Lenyadri a contribué à ce rapprochement. Elles posent maintenant plus de questions, participent aux débats et activités que je propose avec plus d'entrain, elles rient plus fort qu'avant. Je suis content, en si peu de temps, d'avoir réussi à créer un aussi bon lien avec elles. Ça me fait évidemment regretter le fait d'avoir maintenant moins souvent l'occasion d'enseigner. Je sais toutefois avec certitude que l'enseignement fera toujours partie de ma vie d'une façon ou d'une autre…

En soirée, je suis invité à souper chez Manjiri et Prakash (qui m'ont accueilli le premier soir). Ils reçoivent aussi Serge Granger et Gilles Vandal qui arrivent ce soir à Pune. Il s’agit de deux professeurs de sciences politiques de l’Université de Sherbrooke. Serge est un spécialiste de l’Inde et de la Chine. Gilles est spécialiste de la politique extérieure américaine. Ils arrivent de Calcutta et seront quelques jours à Pune, où ils donneront une conférence. C’est l’invasion sherbrookoise !!! ;-)

Mardi, 11 février 2014
Aujourd’hui, nouvelle projection de film, nouveau succès ! Je tenais à présenter une sélection de films contemporains et de genres variés et je suis conforté dans mon choix. Les étudiantes ont vu aujourd’hui La grande séduction (2003) de Jean-François Pouliot. Imaginez les étudiantes indiennes rire aux éclats lorsque les pauvres villageois de Sainte-Marie-La-Mauderne tentent de jouer au cricket sans connaître les règlements (ici, le cricket est une vraie religion).
La représentation d’une petite communauté isolée des régions maritimes a aussi été l’occasion de discuter d’identité locale, d’appartenance au territoire et de langue. Comme élément d’ancrage associé à ces questions, j’avais présenté hier des extraits de Pour la suite du monde (1963) de Pierre Perrault et de Michel Brault. 
Pour la suite du monde (1963) de Pierre Perrault et Michel Brault
À la veille de ma dernière conférence (il me reste ensuite une dernière projection de film et une petite discussion avec la classe), j'entame lentement un début de bilan. L’expérience indienne a été jusqu'à maintenant extraordinaire ! Les découvertes et les rencontres que je fais sont toutes extrêmement enrichissantes ! Et je suis toujours étonné du bien-être que je ressens dans ce pays réputé pour malmener la santé (physique et psychologique) des visiteurs étrangers. Manjiri (une véritable maman indienne pour moi, ici, à Pune) s'étonne et se réjouit également de mon intégration si rapide à la culture indienne. Mais il faut dire que je suis gâté… Tout le monde que j'ai connu ici est d'une incroyable bienveillance. De l'accueil, à mon arrivée, par Manjiri et Prakash, à la générosité grandissante des étudiantes en classe en passant par l'hospitalité de Valentin et celle des autres professeurs du Département. L'invitation que j'ai reçue aujourd'hui est un exemple concret de cette bienveillance dont je suis l'heureux bénéficiaire. Quatre étudiantes sont venues me retrouver après le cours, m'ont remercié de leur faire découvrir le cinéma québécois et m'ont invité à les accompagner au cinéma, jeudi soir prochain, pour me faire découvrir le cinéma de Bollywood ! Tout compte fait, j'ai eu droit à un accueil encore plus chaleureux que celui réservé au Docteur Lewis à Saint-Marie-La-Mauderne... 

Lenyadri et lendemain de veille



Samedi, 8 février 2014
Samedi matin, pendant qu’une tempête de neige s’abat sur Sherbrooke, un soleil ardent se lève sur la terre desséchée du Maharashtra. 
Lever de soleil au Maharashtra (photographie de Valentin Moisan)

Nous (Manjiri, Ujjwala, Valentin, Anne-Laure et moi) faisons une sortie culturelle avec les étudiantes. Eh ! oui, il y a l'école le samedi. Nous allons visiter les grottes de Lenyadri. Il s'agit de temples bouddhistes et hindouistes construits à même la montagne (c'est environ à 3 heures de Pune). Sur la route, nous nous arrêtons également pour visiter le fort de Shivaji, puis nous faisons une halte dans un vignoble de la région pour dîner et, surtout, pour goûter au vin indien. Petite déception pour la piquette, mais la ballade valait vraiment le détour ! Merci à Valentin qui a apporté son appareil photo, ce qui me permet de vous partager quelques belles images de notre journée.

crédit photo : Valentin Moisan

Malgré le départ matinal, les étudiantes étaient de bonne humeur. Rieuses et enjouées. Pendant le trajet, elles ont même chanté des chansons hindis (à ne pas confondre avec les chansons indies qu'on chante dans n'importe quel bar branché).

crédit photo : Valentin Moisan
Moi, perdu au milieu de nulle part. Nous nous étions arrêtés à une halte routière pour déjeuner.

crédit photo: Valentin Moisan
Moi, encore dans une pose épique. Je suis au sommet de la montagne de Lenyadri, où se trouve les grottes creusées par les moines bouddhistes (elles datent d'avant Jésus-Christ). 
  
crédit photo: Valentin Moisan
Moi, dans l'une des grottes (temple). Il s'agissait ici de faire un vœu et de lancer une pièce de monnaie par-dessus la tête pour qu'elle atterrisse au sommet d'un immense pilier. Malheureusement, ma pièce a rebondi une fois arrivée en haut. 

crédit photo : Valentin Moisan
Le groupe d'étudiantes qui faisaient la sortie à Lenyadri ainsi que les accompagnateurs : Ujjwala (à l'avant), Valentin, Manjiri, Anne-Laure et moi (à l'arrière).
 
crédit photo : Valentin Moisan
Un singe nous a accueillis à l'entrée de l'un des temples. Il a l'air très sage et méditatif sur cette photo, mais l'instant d'après, il s'est emparé du sac de chips d'une touriste qui dînait tout près.

crédit photo : Valentin Moisan
Moi, en compagnie des étudiantes, lors de l'ascension du fort de Shivaji. 

crédit photo : Valentin Moisan
Vue du jardin situé au pied du fort de Shivaji.

Le fort de Shivaji (crédit photo: Valentin Moisan)


Dimanche, 9 février 2014 

Après la journée passée à Lenyadri, Valentin m’a invité chez-lui, où il organisait une petite fête avec des amis. Comme il m’avait proposé de faire une brassée de lavage chez-lui le dimanche, j’ai apporté mon linge sale et j’ai dormi sur le canapé du salon à la fin de la soirée. Je ne sais pas si c’est la fatigue, la journée passée sous le soleil ou simplement le fait de retrouver des convives européens qui ont le coude plus léger que les Indiens, mais le rhum Old Monk m’a envoyé au tapis très rapidement !

Lendemain de veille très pépère, alors. Je fais tranquillement ma lessive chez Valentin, puis nous profitons du temps de séchage sur la corde à linge pour nous promener dans son quartier (Koregaon Park, un quartier huppé de Pune, surtout peuplé d'expatriés et de touristes occidentaux en visite dans les âshrams). En visitant quelques boutiques, j'ai enfin pu trouver une statuette de la déesse Kali (ma sœur m’avait fait une demande spéciale). Ça n'a pas été facile. Cette déesse n'est pas vraiment l'objet d'un culte dans la région du Maharashtra. On retrouve partout des statuettes de Ganesh, mais la déesse Kali est plutôt célèbre dans la région du Bengale (à Calcutta, par exemple). Mais ça y est, j'ai pu trouver une très belle statuette !